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pas que c’est la misère — si quelqu’un le devine, après tout, il n’y aura pas à en rougir : je serai tombé sans appeler au secours.

En été, le grand soleil m’accable. Il m’accable, il me tue ! J’ai des sueurs de faiblesse et des évanouissements de pensée dans mon cerveau las !

L’hiver, je suis mieux. Je cours. Cependant le gris du temps, le sec des pierres, le vent méchant, le verglas traître, l’isolement dans la rue attristée et presque vide !… Ah ! cela m’emplit de mélancolie quand je sors, et je trouve la vie bien affreuse.

Où aller, le soir ?

Heureusement, à six heures, l’autre bibliothèque Sainte-Geneviève est ouverte.

Il faut arriver en avance pour être sûr d’une place. Les calorifères sont allumés ; on fait cercle autour, les mains sur la faïence. J’ai voulu causer avec mes voisins de poêle ! Pauvres sires !

Alors que je saignais de leurs douleurs plus que des miennes — car j’avais au moins mordu dans un morceau de pain avant d’entrer — alors que j’espérais entendre sortir de leurs bouches qui bâillaient la faim un cri de colère ou un gémissement de douleur ; ils me contaient des balivernes, me parlaient de l’idéal, du bon Dieu…

Des Prudhommes, ces déguenillés en cheveux blancs ! Des Prudhommes qui venaient là pour lire les bons livres ; gamins de soixante ans, qui puaient encore l’école à deux pas de la tombe ; égoïstes pouilleux qui, étant lâches, ne pensaient pas à ceux qui ne