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n’ai rien à me rappeler et je n’ai rien à oublier, rien, rien.

Comme le temps a été rongé sans bruit ! Les années ont paru courtes parce qu’elles étaient creuses et vides, tandis que les journées étaient longues, longues, parce qu’elles avaient chacune leur intrigue de famine et leur tas de petites hontes !

À peine si je sais les dates ! Je ne revois debout, dans ma mémoire, que quelques premiers janviers sans étrennes et sans oranges. Je pouvais aller souhaiter le nouvel an, les mains vides, à Renoul à sa femme, à Matoussaint ! Mais deux pauvretés qui s’embrassent, ça n’est pas gai !

J’ai vécu et je vis comme un loup.

Mon duel avec Legrand m’a fait d’ailleurs une réputation de dangereux, qui éloigne de moi tout le monde ou à peu près. Ils calomnient jusqu’à mon courage.


Je passe ma vie à la Bibliothèque ; j’y viens souvent, l’estomac hurlant, parce qu’on ne va pas loin avec mes quatorze sous par jour qui se réduisent à douze et même à dix bien souvent, car j’emprunte au trou de mon estomac pour boucher d’autres trous.

Peut-être un jour entendront-ils un homme glisser de sa chaise et rouler évanoui sur le plancher. Ce sera moi qui aurai faim ; c’est à moitié arrivé déjà l’autre lundi. Mais à ceux qui me relèveront, je dirai : « C’est la chaleur » ou bien : « J’ai fait la noce hier. » J’accuserai la température ou mes vices. On ne saura