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disparaît derrière les arbres, un tapage que la distance déchire ; il vient jusqu’à nous des lambeaux de musique barbare.

On marche en silence, Legrand avec ses amis et moi avec les miens.

Collinet ouvre de temps en temps sa trousse d’une main agitée, comme pour voir s’il n’a pas oublié quelque chose, s’il a bien tout ce qu’il faut pour tout à l’heure…

« Garez bien votre tête avec votre pistolet… comme ceci, de profil, en lame de couteau ! me répète l’un des témoins.

— Laissez Legrand tirer le premier, me conseille l’autre. »

J’écoute à peine et j’ébauche des gestes de dédain qui se reproduisent sur la route baignée de soleil. Mon ombre se dessine comme sur le mur blanc du tir l’homme en tôle d’hier ; un peu plus, je chercherais les taches blanches sur mon habit, les taches faites sur le mannequin par les balles…

Je n’ai pas encore été moi sous la calotte du ciel. J’ai toujours étouffé dans des habits trop étroits et faits pour d’autres, ou dans des traditions qui me révoltaient ou m’accablaient. Au coup d’État, j’ai avalé plus de boue que je n’ai mâché de poudre. Au lycée, au Quartier-Latin, dans les crémeries, les caboulots ou les garnis, partout, j’ai eu contre moi tout le monde ; et cependant j’étreignais mon geste, j’étranglais ma voix, j’énervais mes colères…

Mais nous ne sommes que deux à présent !… Il y