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sentent donc pas l’homme qui poursuit son but aveuglément, et qui pour l’atteindre est plus heureux que mécontent d’être le héros d’une sanglante tragédie !

Ils ont parlé de me conduire au tir. Pourquoi ? Qu’ai-je besoin de savoir si je suis adroit ou non ? Je m’en soucie comme de rien. Je ne me demande même pas si je serai le blesseur ou le blessé, si je serai tué ou si je tuerai.

J’ai écrit dans ma tête depuis longtemps, comme avec la pointe d’un clou, que je devais être brave, plus brave que la foule, que cette bravoure serait ma revanche de déshérité, mon arme de solitaire.

J’ai averti mes témoins qu’on ne tirerait pas au commandement, mais qu’on marcherait l’un sur l’autre en faisant feu à volonté.

De cette façon, même atteint, je pourrai arriver assez près de Legrand pour le descendre.


Les insistances ont triomphé de mon refus d’entrer au tir.

Legrand et les siens en sortaient ; on s’est salué comme des étrangers.

Un mannequin de tôle dont l’habit de métal est moucheté de taches blanches se tient debout contre le mur.

Je compte les taches sur l’habit.

— Onze ?

— Oui, répond celui qui charge les pistolets. M. Legrand tire bien. Il n’a perdu qu’un coup.