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le sache faire, mais je ne veux pas qu’il n’y ait que moi qui le boive » — et elle nous en versa deux bols qui attendaient sous les journaux.

Elle avait dû voir que nous étions verts de faim ! Nous vivions de croûtes depuis deux jours, et elle avait trouvé cette façon délicate de venir à notre secours !

Lui refuser eût été lui faire de la peine.

Il fallut prendre le bol et le vider, pour prouver que je le trouvais bon — et aussi parce que c’était chaud et que j’étais gelé, parce que c’était tonique et que j’étais faible, parce que c’était nourrissant et que j’avais faim…

Nous avons pu payer heureusement sa jatte et ses bontés, quand Legrand a reçu de l’argent de sa mère, quand mon mois est arrivé…

Nous lui achetâmes des bouquets qui embaumèrent son étalage pendant toute une semaine.

Le bouquet était séché depuis longtemps et son parfum envolé que je me souvenais encore de ce bol chaud qu’elle nous avait offert un matin d’hiver…


Pas un incident ! La rôderie monotone, la vie vide, mais vide !

J’ai eu une émotion pourtant, un matin.

Quelqu’un me frappe sur l’épaule.

« Vous ne me reconnaissez pas ? »

J’ai vu cette tête bien sûr, mais je ne puis pas mettre un nom sur la face luisante de graisse et de fatuité.