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sa cloche, dussé-je en avoir le tympan cassé, le cerveau meurtri, les ailes de mon imagination brisées.


Oh ! ce serait terrible, si je devenais un chiffreur, qui ne rêve plus, n’espère plus, chez qui l’idée de révolte ou de poésie est morte ! Mais je me figure que qui est bien doué résiste — je résisterai !

Allons ! j’irai trouver les commerçants, et je leur crierai : — Tenez voilà trois ans de ma jeunesse. Je débiterai, j’aunerai, j’appellerai à la caisse, je ferai les paquets ou je vendrai du fil !…

Est-ce qu’au moins, dans trois ans, j’aurai conquis un poste qui me laissera de la liberté ?… des heures pour causer avec moi-même et pour préparer la défense ou la rébellion des autres ?


Un camarade né dans la Laine, à qui j’en ai parlé, hoche la tête, et me dit :

« Dans trois ans, tu seras esclave, comme au premier jour ! maladroit, autant que tu l’es aujourd’hui ! Mettons que tu t’y fasses, que tu ne sois pas renvoyé de maison en maison — ce qui est la destinée des commençants — mais quant à être libre ! Es-tu fou ? Libre après trois ans !… — Pas après cinq, pas après dix !… Cette vie n’est possible qu’à qui l’aime et n’est bonne que pour qui peut, un jour, avec l’argent du papa ou de la fiancée, acheter un fonds — et ce jour-là, turlupiner les employés, refaire le client pour devenir riche au lieu de devenir failli — ou banqueroutier !… As-tu ce goût ? As-tu ces avances ?… As-