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Je n’ai jamais éprouvé sensation si vive sous le ciel !

J’avais eu, une minute avant, envie de me retraîner jusqu’à la cour des Messageries, et de redemander à partir, dussé-je étriller les chevaux et porter les malles sous la bâche pour payer mon retour. Oui, cette lâcheté m’était passée par la tête, sous le poids de la fatigue et dans le vertige de la faim. Il a suffi de ce verre de vin pour me refaire, et je me redresse droit dans le torrent d’hommes qui roule !


Il est deux heures de l’après-midi.

J’ai les pieds qui pèlent, je n’ai pas aperçu Torchonette chez les fruitières.

Que devenir ?

Dans l’une des ruelles que j’ai traversées tout à l’heure, j’ai vu un garni à six sous pour la nuit. Faudra-t-il que j’aille là, avec ces filles, au milieu des souteneurs et des filous ? Il y avait une odeur de vice et de crime ! Il le faudra bien.

Et demain ? Demain, je serai en état de vagabondage.


Encore un verre de vin !

C’est deux sous de moins, ce sera mille francs de courage de plus !


— Un autre canon de la bouteille, dis-je au marchand d’un air crâne, comme s’il devait me prendre pour un viveur enragé parce que je redoublais au bout d’une halte d’une heure ; comme s’il pouvait me reconnaître seulement !