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Je quittai mon poste d’observation pour courir où il y avait plus d’air et j’allai m’affaisser sur un banc du boulevard, d’où je regardai couler la foule.

J’arrivais de la province où, sur dix personnes, cinq vous connaissent. Ici les gens roulent par centaines : j’aurais pu mourir sans être remarqué d’un passant !

Ce n’était même plus la bonhomie de la rue populeuse et vulgaire d’où je sortais.

Sur ce boulevard, la foule se renouvelait sans cesse ; c’était le sang de Paris qui courait au cœur et j’étais perdu dans ce tourbillon comme un enfant de quatre ans abandonné sur une place.


J’ai faim !

Faut-il entamer les sous qui me restent ?

Que deviendrai-je, si je les dépense sans avoir retrouvé Matoussaint ? Où coucherai-je ce soir ?

Mais mon estomac crie et je me sens la tête grosse et creuse ; j’ai des frissons qui me courent sur le corps comme des torchons chauds.

Allons ! le sort en est jeté !

Je vais chez le boulanger prendre un petit pain d’un sou où je mords comme un chien.

Chez le marchand de vin du coin, je demande un canon de la bouteille.


Oh ! ce verre de vin frais, cette goutte de pourpre, cette tasse de sang !

J’en eus les yeux éblouis, le cerveau lavé et le cœur agrandi. Cela m’entra comme du feu dans les veines.