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Ma grande joie est de pouvoir maintenant penser à ce que je dis.

J’ai pu penser en particulier, quand j’étais seul dans mes chambres de dix francs, devant les murs des cours ! — mais je n’ai jamais pu penser à ce que je disais en public.

J’avais à songer, pendant que je parlais, à ma culotte qui s’en allait, à mes habits que je sentais craquer, il y avait à cacher mes déchirures et mes taches, mon linge sans boutons, mon derrière sans voile.

Toujours sur le qui-vive ! Je monte la garde depuis le berceau devant mon amour-propre en danger. Je veille, les ciseaux aux poings, la ficelle à l’épaule, les pieds près de l’encrier, pour noircir mes chaussettes là où le soulier est fendu.

Je m’évadai un moment de cette vie grotesque quand je revenais de Nantes, mais ma liberté fut gâtée dès le lendemain par l’horrible spectacle de la mouchardise impériale et de l’aplatissement public — le cœur et le nez y sont faits maintenant, et l’on ne sent plus la mauvaise odeur qu’on a respirée des années : l’odorat s’est rallié !


Me voilà fier et libre de nouveau !


Je ne rentre plus mes côtes ni mes ongles, je ne traîne plus les pieds, je ne mâche plus les mots, je n’avale plus mes colères ou mes rires. Je ne marche plus sous l’Odéon, comme les réclusionnaires