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si le but se déplacé, ou se renouvelle…

— C’est pourquoi je suis venu dans ces rochers.

— Comment cela ?

— Pour faire des exercices d’adaptation spéciale à chaque pas.

— A quoi bon ?

— Pour rompre un cycle. Pour me contraindre à inventer à chaque instant un acte… original, — assez difficile, — toujours imprévu.

— Ce n’est pas mal raisonné.

— N’est-ce-pas ? J’ai remarqué que la marche sur un sol égal ne fait qu’exciter… ce qui m’excite. On marche comme si le corps n’existait pas. On dévore l’espace, on s’arrête. On est entièrement possèdé, rythmé par la pensée, qui entraîne, fouette, paralyse. C’est le vaisseau désemparé, à la merci…

— La boussole affolée, et pas de gouvernail.. Est-ce que vous dormez ?

— Pas depuis vingt jours.

— Sapristi. Il faut absolument prendre quelque chose.

— Docteur, filons… On n’y voit presque plus. Il y a un quart d’heure que les phares balayent le secteur.

— En route !

— Vous êtes bien aimable de m’avoir supporté si longtemps. Cet après-midi me paraissait… difficile… à vivre. Grâce à vous…

— Voulez-vous que nous dînions ensemble ?

— Mon Dieu…

— On ira au cinéma…

— Vous le détestez…

— Oui. Mais on fume.

— Mais je ne veux pas…

— Tenez… Attrapez le panier, je prends l’attirail de peinture… Voyez-vous, je suis un être moral. Je ne vous lâche pas, avec toutes vos complications. Et puis, j’ai le mal de l’activité… Allons, montez par ici…

— Merci, mais vraiment…

— Je vous dis que je ne vous lâche pas… Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie.


FIN