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— Il y aurait donc un temps extraordinaire… C’est cela qui l’est, extraordinaire !… On vole de surprise en surprise, avec vous… On n’a pas un instant de sécurité…

— Mais oui. Pourquoi pas un temps extraordinaire ?… Vous admettez bien qu’un espace où l’on produit un champ magnétique a des propriétés qui ne sont plus d’un espace… banal ?

— Soit. Je me résigne à tout.

— Vous maintenez donc à l’état présent et indépendant ces facteurs distincts.

— Et puis ?… Ma tête s’égare…

— Et alors, comme dans un milieu liquide calme et favorable, et saturé…

— C’est tout à fait mon cas.

— Se forme, se construit une certaine figure, — qui ne dépend plus de vous.

— Et de qui, Bon Dieu ?

— Des Dieux !… Pardieu !… Il faut, en somme, se soumettre à une certaine contrainte ; pouvoir la supporter ; durer dans une attitude forcée, pour donner aux éléments de… pensée qui sont en présence, ou en charge, la liberté d’obéir à leurs affinités, le temps de se joindre et de construire, et de s’imposer à la conscience ; ou de lui imposer je ne sais quelle certitude… Tenez, supposez que nous ayons conscience de tout le travail effectué par notre œil quand il s’accommode. Il s’agit d’arriver à la vision nette. Vous disposez de plusieurs organes variables. Une lentille déformable ; un diaphragme contractile ; des appareils de direction et de convergence. Chacun de ces organes peut prendre des configurations indépendantes. Imaginez à présent que pour composer le système de valeur unique auquel correspondra la vision nette de tel objet, vous soyez contraint à un effort très sensible, — si sensible que peu d’individus puissent le soutenir ; et si limité par le temps, ou la peine, que la vision nette prenne le caractère exceptionnel, — très précieux, — génial, que nous attribuons [à] la vision mentale de qualité suprême…

— Je comprends, je comprends… Je consens qu’il y a quelque apparence…