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fait réflexe, et presque irrésistible ; l’acte mauvais, excessivement pénible, douloureux, même à imaginer…

— Et alors ?

— Alors ?… D’abord, plus de mérite, n’est-ce pas ?… Le bien ne coûterait rien. Au contraire, le mal serait hors de prix…

— Tout marcherait des mieux.

— Mais les moralistes seraient désespérés…

— Je n’y vois pas d’inconvénient… Et pourquoi ?… Ils seraient au comble de la jouissance… Plus de péché, plus de fautes, plus de crimes…

— Mais pas du tout… Ce n’est pas le bien qu’ils aiment… C’est la peine que l’on s’inflige pour faire le bien.

— Mais ce sont des sadiques !

— Ce sont des « sportifs ». Ils goûtent l’effort pour l’effort. Vertu c’est force. Toute force contrarie quelque force. Si je fuis le mal… comme ma main fuit une chose brûlante, — si l’occasion de faire le bien agit sur moi comme agit sur les glandes salivaires…

— Les tripes…

— Horreur… Non, quelque beau fruit !… Alors, la conduite humaine…

— Le comportement.

— Ce mot m’agace… Inutile et récent.

— Phobie !… Il est excellent.

— Bref, je dis que la conduite humaine, ainsi réduite à un automatisme… vertueux, n’offre plus rien d’intéressant.

— Ceci va loin… Va jusqu’en Cour d’Assises.

— Vous ne voyez donc pas que cet automatisme éthique ruinerait tout le monde moral ?…

— C’est plutôt un demi-monde…

— Tarirait la source inconnue de cette « énergie de première qualité », qui…

Qui quoi ?

— Qui… Enfin, qui anime les actes dont tout l’attrait est idéal… Il exterminerait aussi toute cette subtilité que développent les conflits intestins…

— Oh ! Oh !

— La casuistique de chacun, les ingénieuses inventions qui nous permettent de mentir à nous mêmes…