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— Mais supposez qu’au lieu de tripes et de café, je vous aie parlé d’autre chose… Que, par exemple, je vous aie demandé si un… goût plus vif, plus violent, — qui puisse occuper l’esprit, non seulement à l’heure des repas, mais jour et nuit, pendant des mois, — peut-être, des années, — un goût… passionné, un goût…

— Amer…

— Amer, et… tout-puissant enfin, vous paraissait aussi être sujet à cette oblitération, à ce pâlissement progressif…

— Ceci me semble impossible ; et toutefois, il n’y a point de doute.

— Ah !… Ah !…

— Et ici, Docteur, je vous pose une question ? A quoi, vous médecin, attribuez-vous la différence des goûts ? Pourquoi je n’aime pas la tripe ; et comment pourrais-je changer d’avis ?

— On n’en sait rien… C’est ce qui me permet de vous répondre ! C’est une affaire de métabolisme !… Vous comprenez ? Biochimie. Secrétions internes. Action de déséquilibres chimiques sur la cellule nerveuse… Ajoutons quelques réflexes, et association d’idées…

— Et servez chaud.

— Voilà.

— Et nous nous réfugions, comme il sied, dans le maquis de la petitesse. Tout commence à s’expliquer vers le millionième de millimètre… Il y a de la place dans ce pays-là. Il paraît que si l’on supprime les vides inter et intra atomiques, toute la substance d’un homme tient dans une boîte d’allumettes.

— Enfin, je vous ai résumé…

— L’état de la science… Elle tient sur ce point dans une boîte d’allumettes.

— Que voulez-vous, pauvre ami, nous pateaugeons !… C’est terriblement difficile. Après tout, il n’y a pas de raison pour qu’un être vivant puisse parvenir à se représenter la vie… Tout à l’heure, en jouissant de ce beau regard que l’on a ici, en y mêlant l’ennui du souci proche et lointain de cette sacrée existence que nous menons à Paris, de tout ce carnaval de choses, d’êtres et d’idées, tout cela en perspective… Vous avez parlé des Grecs…