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la définissent, et nous y font croire, et nous la font concevoir comme une entité…isolable, et même indestructible, invariante, éternelle, indépendante au suprême degré… Mais ces liens profonds, cette reconnaissance de « nous-mêmes », me semblent se réduire ou se résoudre en sensations organiques, en appétences ou répugnances, dont on pourrait, pour chacun de nous, former une table qui le caractériserait…

— Il y a des albums pour jeunes filles où l’on trouve des questionnaires… Quelle est votre couleur préférée ? — Votre parfum ?

— C’est cela… Mais ces liaisons se transforment… Avez-vous remarqué combien les goûts changent avec l’âge ?

— Les enfants n’aiment les huîtres ni les truffes.

— Et cependant quoi de plus personnel que nos goûts ?

— Nos dégoûts !

— Encore plus… À chaque instant, je coïncide avec ce que je tends à percevoir. Chacun, à telle heure de sa vie, est, en somme, un système… virtuel d’attractions et de répulsions, et aussi de… pressentiments de puissance et de résistance. Mais cette distribution est variable avec le temps…

— C’est-à-dire, avec n’importe quoi ?

— Et cependant, — elle est… ce qu’il y a de plus… nous-mêmes !…

— Est-ce que vous aimez les tripes ?

— Ah !… Pouah !… Quelle horreur !…

— Bien. Et le café ?

— J’en vis.

— Bien… Et cependant vous concevez que… dans… trois ans, (mettons), vous vous preniez insensiblement de tendresse pour les tripes et d’aversion pour le café ?

— Ce n’est malheureusement pas impossible…

— Et alors, votre personnalité ?

— Se réduira (sur ce point) à un souvenir… d’ancien amour pour le café et d’ancienne haine des tripes.

— Vous voyez qu’il vous restera quelque chose.

— Peuh… Un souvenir isolé, et que rien ne renforce plus, est à la merci…