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— Quelquefois. D’ailleurs, il est le modèle de l’homme moderne, — de l’homme qui a perdu le temps. Faute de savoir perdre le sien.

— Et qu’est ce qu’il a dit. Napoléon ?

— Il a écrit, un jour, dans une lettre : Je ne vis jamais que dans deux ans. Le présent n’existait pas pour cet homme-là.

— Quel être !

— Quels neurones !… Je me le résume ainsi : Il concevait l’ensemble et le détail et il dormait quand il voulait.

— Oui, mais quel vilain estomac !… Et quant à l’amour…

— Oui, mais quelle tête !… Qu’est-ce que vous choisiriez, Docteur ?

— C’est bien embarrassant.

— Certes…

— Après tout, il s’agit de savoir ce qui donne la sensation de vivre davantage, — ou la présence extrême de… l’instant, ou la présence extrême… du possible ?

— Celle-ci est plus rare que celle-là. Et l’orgueil qui l’accompagne n’est pas négligeable.

— Sans doute. Mais quand on a vu, dans les asiles, suffisamment d’empereurs, de papes et de milliardaires, on est assez refroidi quant aux grandeurs de ce monde… même intellectuelles, — car il y a aussi nombre de poètes, de savants, d’inventeurs…

— Mais que ferait-on sans l’orgueil ?

— On ferait tranquillement son métier… D’ailleurs, on peut concevoir qu’il y a un orgueil physiologique. Ce serait l’espèce d’euphorie consécutive à un acte bien accompli.

— Un applaudissement… viscéral à une belle comédie jouée par les centres et réfléchie sur eux… Le fait est que, dans ces cas-là, il arrive qu’au lieu de fatigué, on se sente plus fort après l’achèvement… Parfois plus léger, plus dispos. Un orateur me disait qu’après un discours, pas trop long, et acclamé, il se trouvait excité à le recommencer, certain de le faire bien meilleur encore…

— Et cette fois on l’aurait sifflé !… Il n’y a rien de plus obscur que tous ces rapports de l’organisme et de l’intellect. Le rôle de la physiologie, des condi-