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sons, plus nous sommes enchaînés autour du même point, comme le bouchon sur la mer, que rien n’attache, que tout sollicite, et sur lequel se contestent et s’annulent toutes les puissances de l’univers.

L’entière opération de ce grand Vinci est uniquement déduite de son grand objet ; comme si une personne particulière n’y était pas attachée, sa pensée paraît plus universelle, plus minutieuse, plus suivie et plus isolée qu’il n’appartient à une pensée individuelle. L’homme très élevé n’est jamais un original. Sa personnalité est aussi insignifiante qu’il le faut. Peu d’inégalités ; aucune superstition de l’intellect. Pas de craintes vaines. Il n’a pas peur des analyses ; il les mène, — ou bien ce sont elles qui le conduisent, — aux conséquences éloignées ; il retourne au réel sans effort. Il imite, il innove ; il ne rejette pas l’ancien, parce qu’il est ancien ; ni le nouveau, pour être nouveau ; mais il consulte en lui quelque chose d’éternellement actuel.

Il ne connaît pas le moins du monde cette opposition si grosse et si mal définie, que devait, trois demi-siècles après lui, dénoncer entre l’esprit de finesse et celui de géométrie, un homme entièrement insensible aux arts, qui ne pouvait s’imaginer cette jonction délicate, mais naturelle, de dons distincts ; qui pensait que la peinture est vanité ; que la vraie éloquence se moque de l’éloquence : qui nous embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie ; et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches, quand c’était l’heure de donner à la France la gloire du calcul de l’infini…

Pas de révélations pour Léonard. Pas d’abîme ouvert à sa droite. Un abîme le ferait songer à un pont. Un abîme