Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1919.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.

intime, ni de plus féconde, peut-être, que celle du reniement de soi-même : chaque jour est jaloux des jours, et c’est son devoir que de l’être ; la pensée se défend désespérément d’avoir été plus forte ; la clarté du moment ne veut pas illuminer au passé de moments plus clairs qu’elle-même ; et les premières paroles que le contact du soleil fait balbutier au cerveau qui se réveille, sonnent ainsi dans ce Memnon : Nihil reputare actum



Relire, donc, relire après l’oubli, — se relire, sans ombre de tendresse, sans paternité ; avec froideur et acuité critique, et dans une attente terriblement créatrice de ridicule et de mépris, l’air étranger, l’œil destructeur, — c’est refaire, ou pressentir que l’on referait, bien différemment, son travail. L’objet en vaudrait la peine. Mais il n’a pas cessé d’être au-dessus de mes forces. Aussi bien je n’ai jamais rêvé de m’y attaquer : ce petit essai doit son existence à Madame Juliette Adam, qui, vers la fin de l’an 94, sur le gracieux avis de Monsieur Léon Daudet, voulut bien me demander de l’écrire pour sa Nouvelle Revue.



Quoique j’eusse vingt-trois ans, mon embarras fut immense. Je savais trop que je connaissais Léonard beaucoup moins que je ne l’admirais. Je voyais en lui le personnage principal de cette Comédie Intellectuelle qui n’a pas jusqu’ici rencontré son poète, et qui serait pour mon goût bien plus précieuse encore que la Comédie Humaine,