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ne vont guère au delà, car l’on sait qu’ils ont à faire de débattre ce qu’y virent leurs prédécesseurs, bien plus que d’y regarder en personne. Les savants et les artistes en ont diversement joui, et les uns ont fini par mesurer, puis construire ; et les autres par construire comme s’ils avaient mesuré. Tout ce qu’ils ont fait se replace de soi-même dans le milieu et y prend part, le continuant par de nouvelles formes données aux matériaux qui le constituent. Mais avant d’abstraire et de bâtir, on observe : la personnalité des sens, leur docilité différente, décide et trie parmi les qualités proposées en masse celles qui seront retenues et développées par l’individu. La constatation est d’abord subie, presque sans pensée, avec le sentiment de se laisser emplir et celui d’une circulation lente et comme heureuse : il arrive qu’on s’y intéresse et qu’on donne aux choses qui étaient fermées, irréductibles, d’autres valeurs ; on y ajoute, on se plaît davantage à des points particuliers, on se les exprime et il se produit comme la restitution d’une énergie que les sens auraient reçue ; bientôt elle déformera le site à son tour, y employant la pensée réfléchie d’une personne.

L’homme universel commence, lui aussi, par contempler simplement, et il revient toujours à s’imprégner de spectacles. Il retourne aux ivresses de l’instant particulier et à l’émotion que donne la moindre chose réelle, quand on les regarde tous deux, si bien clos par toutes leurs qualités et concentrant de toute manière tant d’effets.

La plupart des gens y voient par le cerveau plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux : la Maison ! Idée complexe, accord de qualités abstraites. S’ils se déplacent, le mouvement des files de fenêtres, la translation des surfaces qui défigure continûment leur sensation, leur échappe, — car le concept ne change pas. Ils perçoivent plutôt selon un lexique que d’après leur rétine, ils approchent si mal les objets, ils connaissent si vaguement les plaisirs et les souffrances d’y voir, qu’ils ont inventé les beaux sites. Ils ignorent le reste. Mais là, ils se régalent d’un concept qui fourmille de