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l’imitera pour y toucher, et finira dans la difficulté de concevoir un objet qu’elle ne contienne pas.

Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l’expansion de termes trop éloignés d’ordinaire et qui se déroberaient. Aucun ne me paraît plus convenir que celui de Léonard de Vinci. Celui qui se représente un arbre est forcé de se représenter un ciel ou un fond pour l’y voir se tenir. Il y a là une sorte de logique presque sensible et presque inconnue. Le personnage que je désigne se réduit à une déduction de ce genre. Presque rien de ce que j’en saurai dire ne devra s’entendre de l’homme qui a illustré ce nom : je ne poursuis pas une coïncidence que je juge impossible à même définir. J’essaye de donner une vue sur le détail d’une vie intellectuelle, une suggestion des méthodes que toute trouvaille implique, une, choisie parmi la multitude de celles imaginables, modèle qu’on devine grossier, mais de toute façon préférable aux suites d’anecdotes douteuses, aux commentaires des catalogues de collections, aux dates. Une telle érudition ne ferait que fausser l’intention tout hypothétique de cet essai. Elle ne m’est pas inconnue, mais j’ai à n’en pas parler surtout, pour ne pas donner à confondre une conjecture relative à des termes fort généraux, avec les débris extérieurs d’une personnalité si bien évanouie qu’ils nous offrent la certitude de son existence pensante, autant que celle de ne jamais la mieux connaitre.

Mainte erreur, gâtant les jugements qui se portent sur les œuvres humaines, est due à un oubli singulier de leur génération. On ne se souvient pas souvent qu’elles n’ont pas toujours été. Il en est provenu une sorte de coquetterie réciproque qui fait généralement taire — jusqu’à les trop bien cacher — les origines d’un ouvrage. Nous les craignons humbles ; nous allons jusqu’à redouter qu’elles soient naturelles. Et bien, que fort peu d’auteurs aient le courage de dire comment ils ont formé leur œuvre, je crois qu’il n’y en a pas beaucoup plus qui se soient risqués à le savoir. Une telle recherche commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives ; elle ne supporte aucune idée de supériorité, aucune manie de grandeur. Elle conduit à découvrir la relativité sous l’apparente per-