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pour une catégorie prévue d’esprits auxquels il s’adresse spécialement et l’œuvre d’art devient une machine destinée à exciter et à combiner les formations individuelles de ces esprits. Je devine l’indignation qu’une telle suggestion, tout à fait éloignée du sublime ordinaire, peut susciter ; mais l’indignation elle-même sera une bonne preuve de ce que j’avance — sans, d’ailleurs, que ceci soit en rien une œuvre d’art.

Je vois Léonard de Vinci approfondir cette mécanique, qu’il appelait le paradis des sciences, avec la même puissance naturelle qu’il s’adonnait à l’invention de visages purs et fumeux. Et la même étendue lumineuse avec ses dociles êtres possibles est le lieu de ces actions qui se ralentirent en œuvres distinctes. Lui n’y trouvait pas des passions différentes à la dernière page du mince cahier, tout mangé de son écriture secrète et des calculs aventureux où tâtonne sa recherche la préférée, l’aviation, il s’écrie, — foudroyant son labeur imparfait, illuminant sa patience et les obstacles par l’apparition d’une suprême vue spirituelle, obstinée certitude : « Le grand oiseau prendra son premier vol monté sur son grand cygne ; et remplissant l’univers de stupeur, remplissant de sa gloire toutes les écritures, louange éternelle au nid où il naquit[1] » — « Piglierà il primo volo il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero e empiendo l’universo di stupore, empiendo di sue fama tutte le scritture e grogria eterna al nido dove nacque. »


Paul VALÉRY.
  1. Codice sul volo degli uccelli. Édition Sabachnikoff.