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LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI.

Les personnalités que nous venons d’énumérer nous paraissent avoir eu l’intuition des méthodes que nous avons indiquées ; nous nous permettons même d’étendre ces méthodes au delà de la science physique ; nous croyons qu’il ne serait ni absurde ni tout à fait impossible de vouloir se créer un modèle de la continuité des opérations intellectuelles d’un Léonard de Vinci ou de tout autre esprit déterminé par l’analyse des conditions à remplir…

Les artistes et les amoureux d’art qui auraient feuilleté ceci dans l’espoir d’y retrouver quelques-unes des impressions obtenues au Louvre, à Florence ou à Milan, devront me pardonner la déception présente. Néanmoins, je ne crois pas m’être trop éloigné de leur occupation favorite, malgré l’apparence. Je pense, au contraire, avoir effleuré le problème, capital pour eux, de la composition. J’en étonnerai, sans doute, plusieurs en disant que de telles difficultés relatives à l’effet sont généralement abordées et résolues à l’aide de notions et de mots extraordinairement obscurs et entrainant mille embarras. J’en connais plus d’un qui passe son temps à changer sa définition du beau, de la vie ou du mystère. Dix minutes de simple attention à soi-même doivent suffire pour faire justice de ces idola specus et pour reconnaître l’inconsistance de l’accouplement d’un nom abstrait, toujours vide, à une vision toujours personnelle et rigoureusement personnelle. De même, la plupart des désespoirs d’artistes se fondent sur la difficulté ou l’impossibilité de rendre par les moyens de leur art une image qui leur semble se décolorer et se faner en la captant dans une phrase, sur une toile ou sur une portée. Quelques autres minutes de conscience peuvent se dépenser à constater qu’il est illusoire de vouloir produire dans l’esprit d’autrui les fantaisies du sien propre. Ce projet est même à peu près inintelligible. Ce qu’on appelle une réalisation est un véritable problème de rendement dans lequel n’entre à aucun degré le sens particulier, la clef que chaque auteur attribue à ses matériaux, mais seulement la nature de ces matériaux et l’esprit du public. Edgar Poe qui fut, dans ce siècle littéraire troublé, l’éclair même de la confusion et de l’orage poétique et de qui l’analyse s’achève parfois, comme celle de Léonard, en sourires mystérieux, a établi clairement sur la psychologie, sur la probabilité des effets, l’attaque de son lecteur. De ce point de vue, tout déplacement d’éléments fait pour être aperçu et jugé dépend de quelques lois générales et d’une appropriation particulière, définie d’avance