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LA NOUVELLE REVUE.

mutuelles. De cet ordre dépend l’effet. L’effet est le but ornemental, et l’œuvre prend ainsi le caractère d’un mécanisme à impressionner un public, faire surgir les émotions et se lever les images.

De ce point de vue, la conception ornementale est aux arts particuliers ce que la mathématique est aux autres sciences. De même que les notions physiques de temps, longueur, densité, masse, etc., ne sont dans les calculs que des quantités homogènes et ne retrouvent leur individualité que dans l’interprétation des résultats, de même les objets choisis et ordonnés en vue d’un effet sont comme détachés de la plupart de leurs propriétés et ne les reprennent que dans cet effet, dans l’esprit non prévenu du spectateur. C’est donc par une abstraction que l’œuvre d’art peut se construire, et cette abstraction est plus ou moins énergique, plus ou moins facile à y découvrir, que les éléments empruntés à la réalité en sont des portions plus ou moins complexes. Inversement, c’est par une sorte d’induction, par la production d’images mentales que toute œuvre d’art s’apprécie ; et cette production doit être également plus ou moins énergique, plus ou moins fatigante selon qu’un simple entrelacs sur un vase ou une phrase brisée de Pascal la sollicite.

Le peintre dispose sur un plan des pâtes colorées dont les lignes de séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts doivent lui servir à s’exprimer. Le spectateur n’y voit qu’une image plus ou moins fidèle de chairs, de gestes, de paysages, comme par quelque fenêtre du mur du musée. Le tableau se juge dans le même esprit que la réalité. On se plaint de la laideur de la figure, d’autres en tombent amoureux ; certains se livrent à la psychologie la plus verbeuse ; quelques-uns ne regardent que les mains qui leur paraissent toujours inachevées. Le fait est que, par une insensible exigence, le tableau doit reproduire les conditions physiques et naturelles de notre milieu. La pesanteur s’y exerce, la lumière s’y propage comme ici, et, graduellement, se placèrent au premier rang des connaissances picturales l’anatomie et la perspective : je crois cependant que la méthode la plus sûre pour juger une peinture, c’est de n’y rien reconnaitre d’abord et de faire pas à pas la série d’inductions que nécessite une présence