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LE PROBLÈME DES MUSÉES

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Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie ! Tout ceci est inhumain. Tout ceci n’est point pur. C’est un paradoxe que ce rapprochement de merveilles indépendantes mais adverses, et même qui sont le plus ennemies l’une de l’autre, quand elles se ressemblent le plus.

Une civilisation ni voluptueuse, ni raisonnable peut seule avoir édifié cette maison de l’incohérence. Je ne sais quoi d’insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l’existence. Elles appellent de toutes parts mon indivisible attention ; elles affolent le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l’attire…

L’oreille ne supporterait pas d’entendre dix orchestres à la fois. L’esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n’y a pas de raisonnements simultanés. Mais l’œil, dans l’ouverture de son angle mobile et dans l’instant de sa perception, se trouve obligé d’admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles.

Comme le sens de la vue se trouve violenté par cet abus de l’espace que constitue une collection, ainsi l’intelligence n’est pas moins offensée par une étroite réunion d’œuvres importantes. Plus elles sont belles, plus elles sont des effets exceptionnels de l’ambition humaine, plus doivent-elles être distinctes. Elles sont