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taux de l’intelligence ? L’un nous excite à solliciter, à forcer, à séduire les esprits au hasard. L’autre, jalousement, nous rappelle à notre solitude et étrangeté, irréductibles. L’un nous pousse à paraître et l’autre nous anime à être, et à nous confirmer dans l’être. C’est un conflit entre ce qu’il y a de trop humain dans l’homme, et ce qui n’a rien d’humain et ne se sent point de semblable. Tout être fort et pur se sent autre chose encore qu’un homme, et refuse et redoute naïvement de reconnaître en soi l’un des exemplaires indéfiniment nombreux d’une espèce ou d’un type qui se répète. Dans toute personne profonde, quelque vertu cachée engendre incessamment un solitaire. Elles ressentent par instants, au contact ou au souvenir des autres êtres, une douleur particulière dont la sensation vive et brusque les perce, et les fait se resserrer aussitôt dans une île intime indéfinissable. C’est un accès réflexe d’inhumanité, d’antipathie invincible, qui peut s’avancer jusqu’à la démence, comme il advint à cet empereur qui souhaitait que toute la race des hommes n’eût qu’une tête que l’on tranchât d’un coup. Mais chez des êtres de nature moins brutale et plus intérieure, ce sentiment si énergique, cette obsession de l’homme par l’homme, peut enfanter des idées et des œuvres. La victime du mal de n’être pas unique se consume à inventer ce qui la sépare des autres. Se rendre singulière est sa manie. Et peut-être n’est-ce pas tant de se placer au-dessus de tous qui la travaille et la tourmente, que de se mettre tout à l’écart, et comme au delà de toute comparaison ? Les grands hommes font sourire certains hommes incommensurables.