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profond, dosent finesse et pertinence, et dont on sent bien qu’il les habite, qu’il intrigue ou qu’il gouverne à la légère sous leurs masques, et que, d’ailleurs, il se venge en les créant de ne pas être ce qu’ils sont. Tout écrivain se récompense comme il peut de quelque injure du sort.

Chez bien des hommes de valeur, cette valeur dépend de la variété des personnages dont ils se sentent capables. Henri Beyle, capable d’un bon préfet du type 1810, n’en était pas moins un diable d’homme toujours déchaîné contre ce qu’il y a de plus respectable. Ce sceptique croyait à l’amour. Cette mauvaise tête est patriote. Ce notateur abstrait s’intéresse à la peinture, (ou s’efforce, ou fait semblant de s’y intéresser). Il a des prétentions au positif, et il se fait une mystique de la passion.

Peut-être l’accroissement de la conscience de soi, l’observation constante de soi-même conduisent-elles à se trouver, à se rendre divers ? L’esprit se multiplie entre ses possibles, se détache à chaque instant de ce qu’il vient d’être, reçoit ce qu’il vient de dire, vole à l’opposite, se réplique et attend l’effet. Je trouve à Stendhal le mouvement, le feu, les réflexes rapides, le ton rebondissant, l’honnête cynisme des Diderot et des Beaumarchais, ces comédiens admirables. Se connaître n’est que se prévoir ; se prévoir aboutit à jouer un rôle. La conscience de Beyle est un théâtre, et il y a beaucoup de l’acteur dans cet auteur. Son œuvre est pleine de mots qui visent la salle. Ses préfaces parlent au public devant le rideau, clignent de l’œil, font au lecteur des signes d’intelligence, le veulent convaincre qu’il est le moins niais dans l’auditoire, qu’il est dans le secret de la farce, que lui seul sent le fin du fin. « Il n’y a que vous et moi », disent-elles.