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considérer son vœu, peser le risque inconnu, entrevoir, non même la défaite toujours possible, mais toutes les conséquences réelles d’une victoire, — si l’on peut parler de victoire réelle dans une époque où la guerre, s’élevant à la puissance des cataclysmes naturels, saura poursuivre la destruction indistincte de toute vie, des deux côtés d’une frontière, sur l’entière étendue de territoires surpeuplés.

Quelle étrange époque !… ou plutôt, quels étranges esprits que les esprits responsables de ces pensées !… En pleine conscience, en pleine lucidité, en présence de terrifiants souvenirs, auprès de tombes innombrables, au sortir de l’épreuve même, à côté des laboratoires où les énigmes de la tuberculose et du cancer sont passionnément attaquées, des hommes peuvent encore songer à essayer de jouer au jeu de la mort.

Balzac, il y a juste cent ans, écrivait : « Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre ? »

Ne dirait-on pas que l’humanité, toute lucide et raisonnante qu’elle est, incapable de sacrifier ses impulsions à la connaissance et ses haines à ses douleurs, se comporte comme un essaim d’absurdes et misérables insectes invinciblement attirés par la flamme ?