Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 5, 1935.djvu/88

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais comment, sans avoir perdu l’esprit, peut-on songer encore à la guerre, entretenir quelque illusion sur ses effets, et penser à lui demander ce que la paix ne peut obtenir ?

Ne parlons que raison. Une guerre jadis pouvait, après tout, se justifier par ses résultats. Elle pouvait se considérer, quoique d’un œil atroce, comme le passage, par la voie des armes, d’une situation définie à une situation définie. Elle pouvait faire l’objet d’un calcul. Elle était entre deux partis une affaire qui se réglait entre deux armées. Le débat était limité ; les pièces du jeu, dénombrables ; et le vainqueur enfin prenait son gain, s’agrandissait, s’enrichissait, jouissait longtemps de son avantage.

Mais l’univers politique a bien changé ; et la froide raison qui, dans le passé, pouvait spéculer sur les bénéfices d’une sanglante entreprise, doit admettre aujourd’hui qu’elle ne peut que s’égarer dans ses prévisions. C’est qu’il ne peut plus être de conflits localisés, de duels circonscrits, de systèmes belligérants fermés. Celui qui entre en guerre ne peut plus prévoir contre qui, avec qui, il l’achèvera. Il s’engage dans une aventure incalculable, contre des forces indéterminées, pour un temps indéfini. Que si même l’issue lui est favorable, à peine la victoire saisie, il devra en disputer les fruits avec le reste du monde, et subir peut-être la loi de ceux qui n’auront pas combattu. Ce dont il est assuré, ce sont des pertes immenses en vies humaines et en biens, qu’il devra éprouver sans compensation, car dans une époque dont les puissants moyens de production se changent en quelques jours en puissants moyens de destruction, dans un siècle où chaque découverte, chaque invention vient menacer le genre humain aussi bien que le servir, les dommages seront tels que tout ce qu’on pourra exiger du vaincu épuisé ne rendra qu’une