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que les roues, que les pas, que les pluies, que les coups perpétuellement ruinent ; mais perpétuellement rechargée des pierres mêmes du pays par une armée de travailleurs ; perpétuellement tassée et foulée par les troupes et les convois qui vont et viennent entre le feu et la vie. Vous aviez demandé le renouvellement incessant des défenseurs, et fait adopter le système de la succession à Verdun de tous les corps de notre armée. Ils s’y sont succédé. Ils en redescendaient boueux, brisés, hagards et vénérables. Tous vinrent à Verdun, comme pour y recevoir je ne sais quelle suprême consécration ; comme s’il eût fallu que toutes les provinces de la patrie eussent participé à un sacrifice d’entre les sacrifices de la guerre, particulièrement sanglant et solennel, exposé aux regards universels. Ils semblaient, par la Voie Sacrée, monter, pour un offertoire sans exemple, à l’autel le plus redoutable que jamais l’homme eût élevé. Il a consumé, Français et Allemands, 500 000 victimes en quelques mois.

Qu’on ne nous parle plus des héros de l’antiquité, ni même des grands soldats de l’Empereur ! Ils n’avaient que quelques heures à soutenir, des ennemis qu’ils voyaient et abordaient ; ils avaient le grand air et le mouvement ; et point de gaz, point de vagues de flamme, point d’ensevelissement dans la boue, point d’écrasements par le ciel, point de nuits affreusement éblouies ; et l’on ne savait point alors, pendant des heures, couvrir un champ de carnage d’épouvantables nuées, de millions d’éclats et de balles.

En vérité, l’homme moderne, l’homme quelconque, vêtu en soldat, en dépit de tout ce que l’on pensait et disait de la diminution de son caractère, de son amollissement par la vie plus artificielle ou plus délicate, par le scepticisme ou par le plaisir,