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Il est remarquable que notre nation, cette fois, oppose à l’étrange nervosité des chefs ennemis le calme extraordinaire, la pondération, le jugement simple et décisif de notre général. Il sait que les bourrasques passent, qu’il ne faut pas s’obstiner, mais persévérer ; il recule ; il a la force d’attendre le jour que ses chances soient les plus grandes. Alors, il donne le signe, abat ses cartes, et gagne.


La Marne se prolonge et s’achève par l’Yser, qui est peut-être le chef-d’œuvre de Foch. L’idée stratégique allemande se brise à ce ruisseau, expire à Ypres. Là, Foch, arrivé après cette course éperdue où il gagne l’ennemi de vitesse, recueille le Belge, l’Anglais, les convainc de tenir dans les ruines et les dunes ; les gagne à son mode de se défendre qui est d’attaquer sans répit, fixe enfin le combat. Victoire d’une importance singulière, et dernier moment de la stratégie classique dans l’Ouest. Il est à noter que ce coup fatal lui est porté par Foch, qu’il était réservé au grand stratège de fermer toute issue à la stratégie, de l’exterminer. Désormais, plus de décision à espérer, plus d’événement, plus de coups de foudre. Adieu, les Austerlitz et les Sedan dont on avait rêvé !… Mais le règne de la durée, l’empire de la défensive invincible, et toutes les hérésies s’imposent : il n’y a plus d’objectifs que géographiques, et un développement inouï du matériel le plus compliqué commence. C’est qu’il ne s’agit plus de convaincre l’adversaire de sa défaite, de l’envelopper ni de lui asséner un certain coup mortel ; ce n’est plus sur le dispositif d’une armée que l’on doit agir, mais sur un front fermé, doué des propriétés d’une forme d’équilibre vivante, qui se ploie, qui ondule ; mais qui se reforme, se répare, et ne cesse d’envelopper, de limiter, et de paralyser toujours l’acte qui la veut rompre.