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Vous partez colonel, commandant une brigade. Sur la ligne même de feu, commence votre expérience des combats. Vous allez en personne disposer, animer, diriger votre monde.

On devrait ici vous blâmer, Monsieur, d’avoir exposé sans nécessité la vie précieuse du chef, si cette témérité, dans un homme aussi réfléchi et maître de soi que vous l’êtes, ne signifiait tout autre chose et bien autre chose qu’un emportement de bravoure et une impatience d’agir. Vous aviez soif du réel, danger ou non, vous dont le scepticisme est dur aux théories. Il vous fallait le feu et l’homme observés de tout près. Le professeur de tactique hétérodoxe ne se tenait pas de relever et de saisir sur le fait les naïves erreurs des systèmes du temps de paix. Il faisait au milieu des points de chute, sa provision de vérité.

Surtout, il vous paraissait de première importance qu’un chef eût par soi-même éprouvé les puissantes émotions du soldat, ressenti dans sa propre chair les ébranlements, les réflexes, les brusques variations d’énergie, l’effet réel des ordres sur la troupe, et enfin observé tout ce qui fait que le possible n’est pas le même, vu du quartier général, et vu de l’escouade.

Vous constatez que vos idées de la veille étaient bien orientées, que vos appréhensions au sujet de nos règlements étaient malheureusement fondées. Nous cédons largement le terrain. Une tactique supérieure permet à la stratégie ennemie de développer son plan grandiose. Bientôt l’univers nous croit perdus ; et en vérité, nous le sommes. Nos boulevards de l’Est sont largement tournés. Nous ne pouvons tenir au Nord ni en Lorraine. À Guise, Lanrezac (jadis votre collègue à l’École de Guerre) a beau porter un coup sensible au poursuivant, la grande aile ennemie ne s’en ferme pas moins sur notre gauche, frôle Paris. Le triomphe