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Français tout une dans l’instant même. Nos dissensions s’évanouissent, et nous nous réveillons des images monstrueuses qui nous représentent les uns aux autres. Partis, classes, croyances, toutes les idées fort dissemblables que l’on se forme du passé ou de l’avenir se composent. Tout se résout en France pure. Il naît pour quelque temps une sorte d’amitié inattendue, de familiarité générale et sacrée, d’une douceur étrange et toute nouvelle, comme doit l’être celle d’une initiation. Beaucoup s’étonnaient dans leur cœur d’aimer à ce point leur pays ; et, comme il arrive qu’une douleur surprenante nous éveille une connaissance profonde de notre corps et nous éclaire une réalité qui était naturellement insensible, ainsi la fulgurante sensation de l’existence de la guerre fit apparaître et reconnaître à tous la présence réelle de cette Patrie, chose indicible, entité impossible à définir à froid, que ni la race, ni la langue, ni la terre, ni les intérêts, ni l’histoire même ne déterminent ; que l’analyse peut nier ; mais qui ressemble par là-même, comme par sa toute-puissance démontrée, à l’amour passionné, à la foi, à quelqu’une de ces possessions mystérieuses qui mènent l’homme où il ne savait point qu’il pouvait aller, – au delà de soi-même. Le sentiment de la Patrie est peut-être de la nature d’une douleur, d’une sensation rare et singulière, dont nous avons vu, en 1914, les plus froids, les plus philosophes, les plus libres d’esprit être saisis et bouleversés.

Mais encore, ce sentiment national s’accommode aisément chez nous d’un sentiment de l’humanité. Tout Français se sent homme ; c’est peut-être par là qu’il se distingue le plus des autres hommes. Beaucoup rêvaient que l’on allait en finir une bonne fois avec la coutume sanglante et primitive, avec l’atrocité des solutions par les armes. On marchait à la dernière des guerres.