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des suspicions, tantôt à des tentations politiques ; profondément troublée en quelques circonstances, sut, en dépit de toutes ces difficultés, accomplir un travail immense. Elle a pu se tromper quelquefois ; mais gardons-nous d’oublier qu’après tout, ses erreurs comme sa valeur ne sont que les nôtres. Elle est indivisible de la nation qu’elle reflète exactement. Le pays peut se mirer dans son bouclier.


Vous alliez quitter cette armée, Monsieur, abandonner la carrière qui avait séduit votre jeunesse et rempli votre vie ; et goûter les mélancoliques douceurs de la retraite, puisque vous avez cinquante-huit ans, quand l’heure sonne. Le sang de l’archiduc a coulé. Les derniers moments de la paix sont venus.

Mais les peuples insouciants jouissent d’une splendide saison. Jamais le ciel plus beau, la vie plus désirable et le bonheur plus mûr. Une douzaine de personnages puissants échangent, sans doute, des télégrammes ou des visites. C’est leur métier. Le reste songe à la mer, à la chasse, aux campagnes.

Tout à coup, entre le soleil et la vie, passe je ne sais quelle nue d’une froideur mortelle. L’angoisse générale naît. Toute chose change de couleur et de valeur. Il y a de l’impossible et de l’incroyable dans l’air. Nul ne peut fixement et solitairement considérer ce qui existe, et l’avenir immédiat s’est altéré comme par magie. Le règne de la mort violente est partout décrété. Les vivants se précipitent, se séparent, se reclassent ; l’Europe, en quelques heures, désorganisée, aussitôt réorganisée ; transfigurée, équipée, ordonnée à la guerre, entre tout armée dans l’imprévu.

Là-bas, la guerre est accueillie dans l’ensemble comme une opération grandiose, nécessaire pour briser un système inquiétant