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nationaux, qu’il semble à bien des esprits tout à fait improbable que cette paix contradictoire, ce faux équilibre, ne se change insensiblement dans une véritable paix, une paix sans armes, et surtout, sans arrière-pensées. On ne peut croire que l’édifice de la civilisation européenne, si riche de rapports internes si divers, si étroits, puisse jamais être brutalement disloqué et éclater en mêlée de nations furieuses.

La politique bien des fois a reculé devant la détestable échéance, qu’elle sait cependant devoir être la conséquence la plus probable de son activité fatale et de la naïve bestialité de ses mobiles. On vit, on crée, on prospère même, sous le régime pesant de la Paix armée, sous le coup toujours imminent de cette fameuse Prochaine Guerre, qui doit être le Jugement dernier des Puissances et le règlement définitif des querelles historiques et des antagonismes d’intérêts. Dans l’ensemble, un système de tensions, de suspicions, de précautions ; un malaise toujours accru, composé de la persistance des amertumes, de l’inflexibilité des orgueils, de la férocité des concurrences, combiné à la crainte des horreurs que l’on imagine et des conséquences que l’on ne peut imaginer, constitue un équilibre instable et durable, qui est à la merci d’un souffle, et qui se conserve pendant près d’un demi-siècle.

Il y avait, certes, en Europe, quantité de situations explosives ; mais le nœud de cette vaste composition de dangers se trouvait dans l’état des relations franco-allemandes créé par le Traité de Francfort. Ce traité de paix était le modèle de ceux qui n’ôtent point tout espoir à la guerre. Il plaçait la France sous une menace latente qui ne lui laissait, au fond, que le choix entre une vassalité perpétuelle à peine déguisée et quelque lutte désespérée.

En conséquence, de 1875 à 1914, des deux côtés de la nou-