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rustique et dévorante, a transformé toutes les possibilités et décimé les prévisions comme les êtres.

C’était donc peu de dire que le feu tue. Le feu moderne fauche ; il supprime ; il interdit le mouvement et la vie de toute zone qu’il bat. Quatre hommes résolus tiennent mille hommes en respect, couchent morts ou vifs tous ceux qui se montrent. On arrive à cette conclusion surprenante que la puissance de l’arme, son rendement, augmente comme le nombre même de ses adversaires. Plus il y en a, plus elle tue. C’est par quoi elle a eu raison du mouvement, elle a enterré le combat, embarrassé la manœuvre, paralysé, en quelque sorte, toute stratégie.

Ayant fait votre découverte, Monsieur, vous ne pouvez que vous n’en tiriez les conséquences. Vous vous faites une tactique séparée ; bien différente de celle que l’on enseigne, et dont les formules que vous en donnez s’opposent nettement aux préceptes qui commandaient le mouvement sans conditions.

Vous résumez votre pensée en des maximes saisissantes : l’offensive, dites-vous, c’est le feu qui avance ; la défensive, c’est le feu qui arrête. Vous dites enfin : le canon conquiert, l’infanterie occupe.

La progression n’est donc plus une héroïque panacée. L’homme n’est plus un projectile supposé irrésistible dont on prodigue les émissions jusqu’à la victoire ou à l’épuisement total ; mais l’homme complète l’œuvre du feu, et la marche en avant n’est plus une cause, elle est une conséquence. Vous aviez bien prévu qu’il fallait une tactique nouvelle à une guerre nouvelle, dont le trait essentiel devait être l’emploi massif et précoce du canon, l’engagement à grande distance, comme l’action à toute distance, sera peut-être le trait essentiel des guerres de l’avenir.

Mais par là, Monsieur, vous voici dans un état d’esprit qu’il