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avait faites depuis la jeunesse s’y emploient. J’y vois au premier rang une connaissance essentielle, qui est celle du soldat.


Au début de votre carrière, lieutenant sur la frontière des Alpes, vous menez la vie même de vos chasseurs dans leurs manœuvres de montagne. Vous savez vous entretenir avec eux ; vous vous faites une idée juste, et qui sera un jour bien précieuse, du soldat français, ce soldat qui ressemble assez peu aux autres. Vous observez en lui sa nature facilement conquise, son antipathie pour la hauteur et pour les contraintes qui lui paraissent de pur caprice, son amour-propre qui l’anime à tenter tout exploit dont on le défie, et ce fond de raison par quoi il tempère l’excès de sa vivacité. Il ne supporte guère la sensation de l’inutilité des efforts. Sans doute, il est des exigences que l’on ne peut toujours expliquer, des obligations à longue portée, des circonstances où la passivité doit s’imposer. Mais il n’est point d’un véritable chef de se borner à dicter des ordres sans nul égard à leurs effets sur les esprits : ils ne seraient obéis que d’une obéissance cadavérique. Il doit arriver assez souvent qu’une troupe vaille exactement ce que vaut le chef à ses yeux.

Notre soldat a le défaut singulier de vouloir comprendre. Nos armées ont toujours été des armées d’individus, avec toutes les conséquences bonnes et mauvaises qui découlent de cette constitution particulière. On ne peut songer à obtenir d’une race vive et critique cette discipline formelle, cette tenue toute rigoureuse, cette perfection des cadences et des rythmes qui font si grand effet dans les parades. L’automatisme ne fut jamais le fort de nos armées. Il peut être précieux à la guerre ; il peut s’y montrer fatal, si les chefs ont perdu le sang-froid ou la vie.