Il faut une bien grande et intrépide humilité, de nos jours, pour oser s’inspirer d’autrui. On observe plutôt assez souvent une contrainte, une volonté trop sensible de priorité, et, en somme, je ne sais quelle affectation d’une virginité qui n’est pas toujours délicieuse. Ni Virgile, ni Racine, ni Shakespeare, ni Pascal ne se sont privés de nous laisser voir qu’ils avaient lu. Mais dédaignant l’opinion récente et regardant de plus près, il est facile d’éclaircir cette petite question, qui n’est point question d’esthétique, mais tout au plus question d’éthique, car c’est une question de vanité. On n’a jeté tant de discrédit sur l’antique et respectable usage de combiner le mien et le tien que par la confusion des deux idées.
Un livre est un instrument de plaisir ; il veut l’être du moins. Il a le plaisir pour objet. Ce plaisir du lecteur est entièrement indépendant du mal que nous avons pris à lui faire un livre. Que si l’on m’offre un mets très savoureux, je ne m’inquiète pas, en jouissant de cette viande délicate, si celui qui l’a préparée en a inventé la recette. Que me fait le premier inventeur ? Ce n’est point la peine qu’il prit qui me touche. Je ne me nourris pas de son nom, et je ne jouis point de son orgueil. Je consomme un instant parfait. Pour penser autrement il ne faut rien de moins que se placer au point de vue des dieux, car c’est prétendre juger le mérite. Mais nous autres, humains, nous n’avons heureusement des mérites qu’une connaissance tout imparfaite. Cette notion du mérite exige une métaphysique très hardie : elle nous mène à concevoir une certaine quantité du pouvoir d’être cause première que nous supposons et que nous prêtons à quelqu’un.
Nous faisons, d’ailleurs, en ces matières difficiles et sublimes, des raisonnements si légers que nous assignons, avec une incon-