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REMERCIEMENT

goûter du plaisir sans peine, de comprendre sans attention, de jouir du spectacle sans payer ?

Heureux les écrivains qui nous ôtent le poids de la pensée et qui tissent d’un doigt léger un lumineux déguisement de la complexité des choses ! Hélas ! Messieurs, certains, dont il faut bien déplorer l’existence, se sont engagés dans une voie toute contraire. Ils ont placé le travail de l’esprit sur le chemin de ses voluptés. Ils nous proposent des énigmes. Ce sont des êtres inhumains.

Votre grand confrère, Messieurs, moins ignorant des hommes, n’avait point cette confiance exagérée dans les vertus de son lecteur, dans son zèle et dans sa patience. Il était d’ailleurs d’une courtoisie dont le premier effet devait être de ne jamais séparer les idées que l’on ose émettre du sourire qui les détache du monde. Il était bien naturel que sa gloire ne souffrît point de cette élégance. Vous savez à quelle hauteur prodigieuse elle atteignit en quelques années. On s’aperçut bientôt que cette gloire, insinuée si doucement, en arrivait à balancer la gloire des plus célèbres, et l’on se prit à admirer comme ce génie assez malicieux s’était élevé en se jouant jusqu’à la stature des colosses des lettres européennes de ce temps-là. Il avait su mêler et opposer aux œuvres massives et parfois brutales de ces hommes alors si puissants, les Tolstoï, les Zola, les Ibsen, ses ouvrages légers qui ne prétendaient qu’à effleurer dangereusement ce qu’ils empoignaient et ébranlaient de toutes leurs forces : l’ordre social et l’édifice de nos mœurs.

Je ne me flatte pas, Messieurs, de vous peindre heureusement un homme si considérable que je n’ai fait qu’entrevoir un jour,