On commençait de saisir dans l’air intellectuel la rumeur d’une diversité de voix surprenantes et de chansons encore inouïes, le murmure d’une forêt très mystérieuse dont les frémissements, les échos, et parfois les ricanements pleins de présages et de menaces, inquiétaient vaguement, persiflaient nettement les puissances du jour qu’ils pénétraient peu à peu d’une sourde persuasion de leur ruine. Les lacunes et les vices de ce qui existe nous sont merveilleusement sensibles à l’âge où nous-mêmes nous n’existons presque pas encore. Une foule de publications éphémères, de libelles singuliers, d’opuscules où l’œil, l’oreille, l’esprit trouvaient des surprises extrêmes, paraissaient et disparaissaient. Des groupes naissaient, mouraient, renaissaient, s’absorbaient l’un l’autre ou se divisaient à chaque instant, témoignant d’une vitalité océanique dans les profondeurs de la littérature imminente. Je ne dissimulerai pas que le plaisir de rompre avec la coutume, l’intention parfois de choquer, n’étaient pas absents de toutes les âmes. On assumait assez volontiers le rôle de démons littéraires tout occupés dans leurs ténèbres de tourmenter le langage commun, de torturer le vers, de lui arracher ses belles rimes ou ses majuscules initiales, de l’étirer jusqu’à des longueurs démesurées, de pervertir ses mœurs régulières, de l’enivrer de sonorités inattendues.
Mais si sévèrement que l’on ait pu, jadis, apprécier ces attentats, ces étranges sévices, il faut prendre garde qu’ils répondaient à quelque nécessité. Les hommes n’inventent rien qu’ils n’y soient contraints par les circonstances. Les damnations ne sont que des expédients qui répondent à des expédients. Elles n’émanent que de juges extérieurs qui ne sentent pas ce que nous sentons. La sévérité est nécessairement superficielle.