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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Entre Boylesve et moi, il arrivait assez souvent que Ton s’entretînt de nos commencements littéraires. Nous unissions nos réminiscences diverses du temps où nous nous étions rencontrés. Nos admirations primitives, nos idéaux, nos grands hommes, nos sujets de merveille et d’amour, s’étaient trouvés assez différents, car Boylesve, toujours, fut un sage. Nous revenions avec amitié sur nos anciennes différences, comme jadis, avec amitié, nous les avions reconnues. Mais nous nous accordions enfin, selon l’usage éternel des personnes qui se font moins jeunes, dans le regret des jours consumés. Quoique rien ne soit plus ordinaire, toutefois il ne fut jamais plus raisonnable de gémir sur ce qui n’est plus. C’est que le temps de notre jeunesse et celui de notre vigueur ne s’est pas évanoui insensiblement et par une altération imperceptible, il a péri d’une mort violente ; il ne peut plus s’apercevoir qu’au travers d’immenses événements. Le monde au sein duquel nous nous sommes formés à la vie et à la pensée est un monde foudroyé. Nous vivons comme nous pouvons dans le désordre de ses ruines, ruines elles-mêmes inachevées, ruines qui menacent ruine, et qui nous entourent de circonstances pesantes et formidables, au milieu desquelles le visage pâlissant du passé nous apparaît plus doux et plus délicieux que si le cours indivisible des choses n’eût fait que nous ravir paisiblement quelques dizaines d’années.

Au sortir d’une crise si violente, après un si grand bouleversement et une tension si prolongée des esprits, la littérature s’est faite bien différente de ce qu’elle fut. On trouvait autour de soi, vers 1890, une disposition tout autre et beaucoup plus simple des ambitions et des pensées. Ce peuple d’écrivains qui dresse et agite devant chaque époque une quantité de miroirs divergents