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résoudre de tels problèmes. Je ne voudrais, avant de les abandonner, que renforcer quelques-unes des idées que j’ai rapidement éveillées.

J’ai parlé d’une sorte d’intoxication par l’énergie. Il s’y rattache ce qu’on pourrait nommer l’intoxication par la hâte.

Je ne sais qui avait signalé, il y a quelque trente ans, comme un phénomène critique dans l’histoire du monde, la disparition de la terre libre, c’est-à-dire l’occupation achevée des territoires habitables par des nations organisées, l’impossibilité de s’étendre sans coup férir, la suppression des biens qui ne sont à personne. Les terres inhabitables elles-mêmes sont aujourd’hui appropriées et retenues ; l’Angleterre, par exemple (et nécessairement elle), a mis la main sur le Continent antarctique ; dans quelques milliers d’années, la précession des équinoxes lui permettra de se féliciter de sa prévoyance… Mais je ne parlais de la terre libre que par figure. C’est au temps libre que je voulais en venir. Ce n’est pas le loisir tel qu’on l’entend d’ordinaire que vise maintenant ma pensée. Le loisir apparent existe encore ; et même il se défend au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l’activité. Mais je dis que le loisir intérieur se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent. L’oubli parfait les baigne ; ils se lavent du passé, du futur, de la conscience nette et pressante, de la présence implicite et confuse des obligations suspendues et des attentes embusquées. Point de soucis, point de lendemain, point de pression intérieure, mais une sorte de repos dans l’état pur les rend à leur liberté propre ; ils ne s’occupent alors que d’eux-mêmes, ils sont déliés