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La machine gouverne. La vie humaine est rigoureusement enchaînée par elle, assujettie aux volontés terriblement exactes des mécanismes. Ces créatures des hommes sont exigeantes. Elles réagissent à présent sur leurs créateurs et les façonnent d’après elles. Il leur faut des humains bien dressés ; elles en effacent peu à peu les différences et les rendent propres à leur fonctionnement régulier, à l’uniformité de leurs régimes. Elles se font donc une humanité à leur usage, presque à leur image.

Il y a une sorte de pacte entre la machine et nous-mêmes, pacte comparable à ces terribles engagements que contracte le système nerveux avec les démons subtils de la classe des toxiques. Plus la machine nous semble utile, plus elle le devient ; plus elle le devient, plus nous devenons incomplets, incapables de nous en priver. La réciproque de l’utile existe.

Les plus redoutables des machines ne sont point peut-être celles qui tournent, qui roulent, qui transportent ou qui transforment la matière ou l’énergie. Il est d’autres engins, non de cuivre ou d’acier bâtis, mais d’individus étroitement spécialisés : organisations, machines administratives, construites à l’imitation d’un esprit en ce qu’il a d’impersonnel.

La civilisation se mesure par la multiplication et la croissance de ces espèces. On peut les assimiler à des êtres énormes, grossièrement sensibles, à peine conscients, mais excessivement pourvus de toutes les fonctions élémentaires et permanentes d’un système