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Supposez (et cette supposition n’est pas de moi, elle a été faite, je crois, par un écrivain anglais ou américain dont j’ai oublié le nom, dont je n’ai pas lu le livre, je n’en prends que l’idée que j’ai trouvée, il y a fort longtemps, dans quelque compte rendu)… l’auteur en question suppose qu’une sorte de maladie mystérieuse attaque et détruit rapidement tout le papier qui existe dans le monde. Point de défense, point de remède ; impossible de trouver le moyen d’exterminer le microbe ou de s’opposer au phénomène physico-chimique qui attaque la cellulose. Le rongeur inconnu pénètre les tiroirs et les coffres, réduisant en poudre le contenu de nos portefeuilles et de nos bibliothèques ; tout ce qui fut écrit s’évanouit.

Le papier, vous le savez, joue le rôle d’un accumulateur et d’un conducteur ; il conduit non seulement d’un homme à un autre, mais d’un temps à un autre, une charge très variable d’authenticité ou de crédibilité.

Imaginez donc le papier disparu : billets de banque, titres, actes, codes, poèmes, journaux, etc. Aussitôt, toute la vie sociale est foudroyée et, de cette ruine du passé, l’on voit émerger de l’avenir, du virtuel et du probable, le réel pur.

Chacun se sent aussitôt réduit à sa sphère immédiate de perception et d’action. L’avenir et le passé de chacun se resserrent prodigieusement ; nous sommes réduits au rayon de nos sens et de nos actions directes.

Voilà un exemple facile à concevoir du rôle immense joué par les valeurs verbales et fiduciaires. Rien ne fait mieux saisir la fragilité du monde organisé que cette hypothèse fantastique.

Mais je fais maintenant une autre hypothèse bien moins fantastique, et donc qui devrait être plus impressionnante : au