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existence, parfois à supprimer ou à mutiler certains êtres tarés ou diminués…

Je ne sais si l’homme ne consentira jamais à se plier à une organisation aussi purement rationnelle, mais je n’ai choisi cet exemple exagéré à dessein que pour montrer le remarquable contraste qui existe déjà entre des conceptions concurrentes et coexistantes dans notre esprit, chacune douée de ses forces propres, se référant à la tradition ou au progrès. Voici d’ailleurs une assez grande nouveauté : cette antinomie entre le vrai scientifique et le réel politique. L’écart n’a pas toujours existé. Il y a eu des époques entières où la conception de l’homme que l’on trouvait chez le magistrat, chez l’homme d’État, dans les lois, dans les mœurs, et celle que la philosophie formulait n’étaient pas contradictoires.

Avant d’achever par un dernier trait le tableau de cette incohérence et de cette incoordination que je vous décris, je vais vous citer quelques pages du même essai dont je vous ai parlé[1]. J’y ai résumé, en forme de monologue, l’état de l’esprit européen devant son propre désarroi.

« … Maintenant, sur une immense terrasse qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux bords de la Somme, aux grès de Champagne, au granit d’Alsace, l’Hamlet européen regarde des millions de spectres. Mais il est un Hamlet intellectuel, il médite sur la vie et la mort des vérités ; il a pour fantôme tous les objets de nos controverses, il a pour remords tous les titres de notre gloire.

« Il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances,

  1. La Crise de l’Esprit.