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Mais mon objet n’est pas seulement de caractériser l’esprit ; il est surtout de vous montrer ce qu’il a fait du monde et comment il a fait en particulier le monde social moderne dont l’ordre et le désordre, également et au même titre, sont l’œuvre de cet esprit. Plongé dans l’univers humain, l’esprit se trouve environné d’esprits ; chacun est comme le centre d’un peuple de semblables, il est à la fois l’unique, et il n’est cependant que quelque unité de ce nombre indéterminé ; il est à la fois incomparable et quelconque. Ses relations avec le reste des êtres sont une de ses occupations les plus importantes. Ces relations participent à la contradiction que je viens de signaler d’une part ; l’esprit s’oppose au nombre. Il veut être soi et même étendre sans limite le domaine où le moi est maître. D’autre part, il est contraint de reconnaître un monde social, un univers de volontés, d’espérances humaines qui se limitent mais dont il tente tantôt de parfaire, tantôt de détruire l’ordre qu’il y trouve.

L’esprit abhorre les groupements, il n’aime pas les partis, il se sent diminué par l’accord des esprits, il lui semble au contraire qu’il gagne quelque chose à son désaccord avec eux. Un homme qui a besoin de penser comme ses semblables a peut-être moins d’esprit que celui qui répugne à la conformité. D’ailleurs, on sait très bien que tout accord est instable. On sait que la division guette tous les groupes : le schisme, l’objection, la distinction, sont pour l’esprit des actes de vitalité qui ne tardent jamais à se produire après l’accord intervenu. L’esprit reprend donc dans l’arrière-pensée sa liberté, il se redresse même contre les faits, contre l’évidence, il est par excellence le rebelle, même quand il ordonne. C’est qu’il a d’abord conçu ce qui est comme un désordre à faire cesser. Mais, dans le monde actuel, il n’a pas de grands