Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/67

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ficielle, puisqu’en somme elle n’est pas absolument nécessaire à l’être. Sans doute, ce développement du « temps » peut souvent lui être utile. Mais cette utilité est elle-même contraire, en quelque manière, à la nature. La nature ne se soucie pas des individus. Si l’homme prolonge ou adoucit son existence, il agit donc contre nature, et son action est de celle qui opposent l’esprit à la vie.

Or, le travail mental des prévisions est une des bases essentielles de la civilisation. Prévoir est à la fois l’origine et le moyen de toutes les entreprises, grandes ou petites. C’est aussi le fondement présumé de toute la politique. C’est en somme, dans la vie humaine, un élément psychique devenu inséparable de son organisation. Un observateur extérieur à l’humanité verrait donc l’homme agir le plus souvent sans objet visible de son action comme si un autre monde lui était présent, comme s’il obéissait aux actions de choses invisibles ou à des êtres cachés. Demain est une puissance cachée. Voilà des exemples… La prévision est comme l’âme de tous ces mouvements indéchiffrables pour l’observateur dont je vous parlais, et qui serait réduit à ne voir que ce qu’il voit.

Davantage : non seulement l’homme a acquis cette propriété de s’écarter de l’instant même, et par là de se diviser contre soi-même, mais il a acquis du même coup une remarquable propriété, quoique inégalement développée dans les divers individus. Il a acquis à différents degrés la conscience de soi-même, cette conscience qui fait que, s’écartant par moments de tout ce qui est, il peut même s’écarter de sa propre personnalité ; le moi peut quelquefois considérer sa propre personne comme un objet presque étranger. L’homme peut s’observer (ou croit le pouvoir) ; il peut se criti-