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morales et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués, les croyances confondues dans les temps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris : les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leurs esprits.

« L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées… »

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Le tableau écrit en 1919 n’a pas excessivement changé, et je crois bien que ces pages représentent encore assez exactement l’incertitude et l’anxiété modèle 1932. Mais il faut à présent que je complète ce tableau du désordre et cette composition du chaos, en vous représentant celui qui le suscite et qui l’engendre, celui qui le constate et qui l’alimente, celui qui ne peut ni le souffrir ni le renier, celui qui ne cesse, par essence, de se diviser contre soi-même. Il s’agit de l’esprit.

Par ce nom d’esprit, je n’entends pas du tout une entité métaphysique ; j’entends ici, très simplement, une puissance de transformation que nous pouvons isoler, distinguer de toutes les autres, en considérant simplement certains effets autour de nous, certaines modifications du milieu qui nous entoure et que nous ne pouvons attribuer qu’à une action très différente de celle des énergies