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qui s’ignorent entre elles ; et, si l’âge des civilisations se doit mesurer par le nombre des contradictions qu’elles accumulent, par le nombre des coutumes et des croyances incompatibles qui s’y rencontrent et s’y tempèrent l’une l’autre, par la pluralité des philosophies et des esthétiques qui coexistent et cohabitent les mêmes têtes, il faut consentir que notre civilisation est des plus âgées. Ne trouve-t-on pas à chaque instant, dans une même famille, plusieurs religions pratiquées, plusieurs races conjointes, plusieurs opinions politiques, et, dans le même individu, tout un trésor de discordes latentes ?

Un homme moderne, et c’est en quoi il est moderne, vit familièrement avec une quantité de contraires établis dans la pénombre de sa pensée et qui viennent tour à tour sur la scène. Ce n’est pas tout : ces contradictions internes ou ces coexistences antagonistes dans notre milieu nous sont généralement insensibles, et nous ne pensons que rarement qu’elles n’ont pas toujours existé. Il nous suffirait cependant de nous souvenir que la tolérance, la liberté des confessions et des opinions est toujours chose fort tardive, elle ne peut se concevoir et pénétrer les lois et les mœurs que dans une époque avancée, quand les esprits se sont progressivement enrichis et affaiblis de leurs différences échangées. L’intolérance, au contraire, serait une vertu terrible des temps purs

J’ai insisté quelque peu sur ce caractère, car j’y vois l’essence même du moderne. J’y vois aussi une des causes de cette grande difficulté, ou plutôt de cette impossibilité que je trouve, à représenter le monde actuel sur un seul plan et à une seule échelle. On ne peut guère raisonner à son sujet sans se perdre. Et donc il est assez vain d’essayer de conjecturer ce qui va suivre cet