Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/57

Cette page a été validée par deux contributeurs.

travaux critiques qui ont renouvelé les fondements des sciences, élucidé les propriétés du langage, les origines de l’institution et des formes de la vie sociale, consent qu’il n’y ait pas de notions, de principes, pas de vérité comme on disait jadis, qui ne soient sujets à revision, à retouche, à refonte ; pas d’action qui ne soit conventionnelle, pas de loi, écrite ou non, qui ne soit qu’approchée.

Tout le monde consent tacitement que l’homme dont il est question dans les lois constitutionnelles ou civiles, celui qui est le suppôt des spéculations et des manœuvres de la politique, — le citoyen, l’électeur, l’éligible, le contribuable, le justiciable, — n’est peut-être pas tout à fait le même homme que les idées actuelles en matière de biologie ou de psychologie, voire de psychiatrie, permettraient de définir. Il en résulte un étrange contraste, un curieux dédoublement de nos jugements. Nous regardons les mêmes individus comme responsables et irresponsables, nous les tenons parfois pour irresponsables et nous les traitons en responsables, selon la fiction même que nous adoptons dans l’instant, selon que nous nous trouvons à l’état juridique ou à l’état objectif de notre faculté de penser. De même, voit-on dans quantité d’esprits coexister la foi et l’athéisme, l’anarchie dans les sentiments et quelque doctrine d’ordre dans les opinions. La plupart d’entre nous auront sur le même sujet plusieurs thèses qui se substituent dans leurs jugements sans difficulté, dans une même heure de temps, selon l’excitation du moment.

Ce sont là des signes certains d’une phase critique, c’est-à-dire d’une manière de désordre intime que définissent la coexistence de contradictions dans nos idées et les inconséquences de nos actes. Nos esprits sont donc pleins de tendances et de pensées