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Parfois, quand je songe à cet état des choses et des hommes à la fois si brillant et si obscur, si actif et si misérable, il me souvient d’une impression jadis ressentie en mer. Il m’est arrivé, il y a quelques années de faire un voyage d’escadre. L’escadre, qui venait de Toulon et qui se dirigeait vers Brest, se trouva tout à coup, au milieu d’un beau jour, saisie par la brume, dans les parages dangereux de l’île de Sein, semés de roches : six cuirassés, une trentaine de bâtiments légers, de sous-marins, tout à coup aveuglés et stoppant, à la merci du vent et des courants, au milieu d’un champ d’écueils. Le moindre choc eût pu faire tourner ces citadelles chargées d’armures et d’artillerie ; l’impression était saisissante : ces grands navires prodigieusement machinés, montés par des hommes de science, de courage, de discipline, disposant de tout ce que la technique moderne peut offrir de puissance et de précision, tout à coup réduits à l’impuissance dans l’obnubilation, condamnés à une attente assez anxieuse, à cause d’un peu de vapeur qui s’était formée sur la mer.

Ce contraste est bien comparable à celui que notre époque nous présente : nous sommes aveugles, impuissants, tout armés de connaissances et chargés de pouvoirs dans un monde que nous avons équipé et organisé, et dont nous redoutons à présent la complexité inextricable. L’esprit essaye de précipiter ce trouble, de prévoir ce qu’il enfantera, de discerner dans le chaos les courants insensibles, les lignes dont les croisements éventuels seront les événements de demain.

Tantôt il essaye de préserver ce qui lui semble essentiel dans ce qui fut, dans ce qu’il connaît et dont il croit que la vie civilisée ne peut se passer. Tantôt il se résout à faire table rase, à construire un nouveau système de l’univers humain.