Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/164

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tables oiseaux. L’électricité n’avait pas encore perdu le fil. Les corps solides étaient encore assez solides. Les corps opaques étaient encore tout opaques. Newton et Galilée régnaient en paix ; la physique était heureuse, et ses repères absolus. Le Temps coulait des jours paisibles : toutes les heures étaient égales devant l’Univers. L’Espace jouissait d’être infini, homogène, et parfaitement indifférent à tout ce qui se passait dans son auguste sein. La Matière se sentait de justes et bonnes lois, et ne soupçonnait pas le moins du monde qu’elle pût en changer dans l’extrême petitesse, — jusqu’à perdre, dans cet abîme de division, la notion même de loi…

Tout ceci n’est plus que songe et fumée. Tout ceci s’est transformé comme la carte de l’Europe, comme la surface politique de la planète, comme l’aspect de nos rues, comme mes camarades de lycée — ceux qui vivent encore, — et qu’ayant laissés plus ou moins bacheliers, je retrouve sénateurs, généraux, doyens ou présidents, ou membres de l’institut.

On aurait pu prévoir ces dernières transformations ; mais les autres ? Le plus grand savant, le plus profond philosophe, le politique le plus calculateur de 1887, eussent-ils pu même rêver ce que nous voyons à présent, après quarante-cinq misérables années ? On ne conçoit même pas quelles opérations de l’esprit, traitant toute la matière historique accumulée en 87, auraient pu déduire de la connaissance, même la plus savante, du passé, une idée, même grossement approximative, de ce qu’est 1932.

C’est pourquoi je me garderai de prophétiser. Je sens trop, et je l’ai dit ailleurs, que nous entrons dans l’avenir à reculons. C’est là, pour moi, la plus certaine et la plus importante leçon de l’Histoire, car l’Histoire est la science des choses qui ne se répètent pas. Les choses qui se répètent, les expériences que l’on peut